Archives pour la catégorie Tant qu’il y aura du froid

Au plus nord du continent américain

 

Le 30 mars 1993, la brigade d’intervention théâtrale de Dijon, se rassemble devant l’ours polaire, sculpté par Pompon, gisant dans le square Darcy. Après un long moment de concentration et de recueillement, la brigade d’intervention marche en rangs serrés vers l’hypermarché le plus proche. Elle est surentraînée et parfaitement équipée.
À 10h15 précise, la première cordée part pour l’ascension du bac surgelé par la face nord. À 10h24, tous les membres de la brigade sont interpellés.
Personne n’avait jamais tenté une telle ascension. À ce jour, personne n’a pu réussir un tel exploit.

Jeanne Lacland, publié le 08 juin 2010, pour la revue en ligne du Théâtre du Rond-Point, Ventscontraires.net

 

Au plus nord du continent américain

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Ce que l’on voit, ce sont des images prises par une webcam de l’Institut de géophysique de l’Université de Fairbanks en Alaska. Elle est posée dans les hauteurs de la plage de Barrow, le village situé au plus nord du continent américain, bien au-delà du cercle polaire arctique. Au-dessus de Barrow, il n’y a plus que la banquise, des ours, des phoques et la mer des Tchouktches. Au-dessous de Barrow, il n’y a pas de route, mais un grand désert de permafrost, des caribous et des chouettes harfangs.
La webcam a pris une image toutes les cinq minutes, dans la nuit du 17 au 18 février 2011, de 23 h 31 à 4 h 56. Il est fort probable qu’à 5 heures du matin, le chercheur de l’Institut de géophysique de l’Université de Fairbanks se soit endormi.

Il s’agit d’un mois de février ordinaire, il fait entre -14°C et -26° C, la lumière a disparu depuis longtemps. Le courant que l’on voit évoluer de gauche à droite de l’image montre que la mer n’a pas gelé sur toute sa profondeur. Cette nuit-là, des amas de glace de huit mètres de hauteur se sont déposés sur la plage.

C’est ici qu’est né Eben Hopson, le 7 novembre 1922. Il est le petit-fils d’Alfred Henley Hopson, chasseur de baleines venu de Liverpool et d’une Inupiat. Eben Hopson commence une vie revendicative à 15 ans en écrivant au Bureau des Affaires indiennes de Washington. Il dénonce les travers de l’Université qui ne rémunère pas les étudiants venus faire des recherches au-delà du cercle polaire. Par retour de courrier, le doyen de l’Université le taxe de fauteur de trouble. En découle une interdiction d’embarquer à bord du North Star, le bateau qui aurait pu lui permettre de poursuivre ses études à Anchorage ou Seattle. Il devient alors manœuvre, puis ouvrier du bâtiment, puis ingénieur juste avant que l’armée ne lui demande de partir pour la guerre.

Jeanne Lacland, publié le 11 mars 2011, pour la revue en ligne du Théâtre du Rond-Point, Ventscontraires.net

 

L’illusion arctique de John Roos

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Je ne sais pas comment.
Je ne sais pas comment vivre avec ça. J’ai conscience d’avoir fait quelque chose d’important, mais que personne n’est capable de le voir. Même pas moi. Il m’a fallu des dizaines d’années pour comprendre, des dizaines d’années où l’on m’a écarté de l’exploration polaire.
Je me suis trompé. C’est vrai.
Je me suis gravement trompé. On me l’a dit. William Parry, puis mon neveu, James Ross. Ils me l’ont dit, et puis ils se sont tus et j’ai cartographié le Mont Croker.
Je sais que c’est important, que tous les explorateurs se serviront de cette erreur, qu’ils l’utiliseront pour avancer, pour percer le Passage du Nord-Ouest à travers les glaces, par le nord du continent américain.
C’était le 31 août 1818, au nord de la terre de Baffin. Des siècles plus tard, on saura qu’en Arctique, c’est déjà l’hiver, qu’il n’est pas possible d’aller plus loin. Il n’est plus possible de rejoindre la Chine par le Grand Nord.
Je me suis laissé envahir par les personnalités de Parry et de mon neveu, je me suis laissé envahir par leur doute mais j’ai tenu bon, j’ai dessiné le Mont Croker sur la carte. J’aurai dû écouter Saccheus, mon traducteur groenlandais, j’aurais dû lui laisser plus de temps avec les inuit. Il était sans doute lui-même submergé par leurs découvertes en montant à bord de l’Isabella et l’Alexander, nos voiliers qu’ils pensaient vivants. Si nous avions eu plus de temps, si nous en avions été capables, capables d’écouter ce qu’il se passait vraiment.
Cette première rencontre entre nous et les Eskimos polaires.
Mais nous n’avons pas su voir, pas su écouter. Concentrés par la recherche du Passage, obsédés par la recherche du Passage. J’aurais alors appris à regarder les courants et la houle, à voir que le Mont Croker était un mirage, une illusion optique, un ice blink, une réflexion du soleil sur la glace. Certainement pas une falaise qui bloquait l’entrée du Passage du Nord-Ouest.

Jeanne Lacland, publié le 23 février 2011, pour la revue en ligne du Théâtre du Rond-Point, Ventscontraires.net

 

I’m just going outside and may be some time

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Aujourd’hui, cette expression est à prononcer en plaisantant. I’m just going outside and may be some time.
Elle reste ensuite. Elle reste en suspens. I’m just going outside and may be some time.
Je sors, et peut-être qui sait, peut-être que dans quelque temps.
Cela peut prendre un certain temps. Mais peut-être que dans quelque temps, je reviendrai.
I’m just going outside and may be some time.
Froide injonction, paradoxale sans doute.
Laissée aux autres.

Elle est née d’une situation dramatique, une situation d’une grande intensité historique.
Elle a été prononcée pour la première fois lors d’un événement majeur de l’histoire de la conquête des pôles.
La conquête du Pôle Sud par Robert Falcon Scott.
Il y était arrivé. Tant bien que mal. Dans des souffrances atroces.
Il y était arrivé avec quatre équipiers : Henry Bowers, Edward Wilson, Edgar Evans et Lawrence Oates.
Mais avec un retard.
Un retard considérable.
Un retard de cinq semaines sur Roald Amundsen.

Le 16 mars 1912
Il reste 650 kilomètres à parcourir pour revenir du Pôle Sud.
Lawrence Oates, meurtri par d’anciennes blessures, par la déception, par la pesanteur de la situation, Lawrence Oates n’en peut plus.
Robert Falcon Scott, Henry Bowers, Edward Wilson et Lawrence Oates s’enferment dans la tente, ils se serrent pour préserver un peu de chaleur ; dehors, la tempête bat son plein. Edgar Evans est tombé dans une crevasse quelque temps auparavant. Il n’en est pas ressorti.
Dehors, la tempête bat son plein. Il est question de vents à 150 kilomètres/heure, de températures qui dépassent les moins 40 °C.
Lawrence Oates ne pourra pas repartir. Il n’aura pas la force. Il le sait.
Il sort. Il sort pour ne plus gêner les autres.
I’m just going outside and may be some time.

Le 29 mars 1912.
Cela fait neuf jours que Robert Falcon Scott, Henry Bowers et Edward Wilson, ne peuvent plus sortir de leur tente. Ils meurent.
Ils meurent à 18 kilomètres du dépôt de vivres.

Jeanne Lacland, publié le 13 janvier 2010, pour la revue en ligne du Théâtre du Rond-Point, Ventscontraires.net

 

En 2011, restons congelés !

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Message de Knud, Aqqaluk et Hjalmar, conducteurs de chiens de traîneaux à Ilulissat, au Groenland.

Jeanne Lacland, publié le 4 janvier 2011, pour la revue en ligne du Théâtre du Rond-Point, Ventscontraires.net

 

Aux portes de la Laponie, en novembre

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Pelle, Olof, Olga, Elin, Kurt, Lovisa,
Gertchen, Smilla, Snäll,
Lennart, Staffan, Liv, Lars,
Sissel, Tor, Atle,
Ingeborg, Frode, Öyvind, Tineke, Kjetil, Eick, Ola,
Steinar, Majken, Gunilla,Lycka, Håkon, Erlend,
Arvid, Mårten, Palle, Niklas, Anders, Per, Håkan,
Leif, Hasse, Olle, Bengt, Ingvar,
Aaron, Björn, Knut, Nallé, Jesper, Jasper et Magnus.

Jeanne Lacland, publié le 1er novembre 2010, pour la revue en ligne du Théâtre du Rond-Point, Ventscontraires.net

 

Oser, même en basse vallée – Chamoniarde 3/3

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J’ai connu Chamonix au temps des diligences. Ce ne fut que vers 1905 que j’entendis parler du ski. Les Hommes portaient des jambières, des chandails remontant jusqu’au cou, la tête encapuchonnée dans un sérieux passe-montagne. Les skieurs, à leurs débuts, se considéraient un peu comme des explorateurs. Bien que pratiquant depuis bien des années le grand alpinisme et portant pour cela des culottes, je n’avais pas encore osé l’adopter en basse vallée. J’avais simplement imaginé, à la sortie du village – Chamonix était encore un village – de relever ma jupe avec des pinces. Cela était déjà très audacieux. J’allais bientôt juger la jupe incompatible avec un sport où il fallait parfois faire de l’acrobatie pour se démêler dans la neige, c’est pourquoi, ainsi que Marie Marvingt, l’aviatrice et l’alpiniste bien connue, j’arborais courageusement la culotte… Des mères de famille détournaient la tête scandalisée par la tenue que je portais. Madeleine Namur-Vallot, 1907

Jeanne Lacland, publié le 05 septembre 2010, pour la revue en ligne du Théâtre du Rond-Point, Ventscontraires.net

 

Bas de soie, crampons et boa – Chamoniarde 2/3

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Je pars avec une tenue sportive, longuement étudiée, préparée, réfléchie et surtout pesée :
1 – une chemise-pantalon en flanelle anglaise pour mettre sur la peau.
2 – une chemise d’homme allant par-dessus.
3 – une cravate foulard.
4 – deux paires de bas de soie.
5 – deux paires de bas de laine très épais.
6 – deux paires de souliers à crampons imperméables et d’inégales grandeurs.
7 – une paire de pantalons larges à cordage en haut et à guêtres en bas rentrant dans le soulier. Ce pantalon est en étoffe de laine écossaise doublée d’un drap de molleton chaud et moelleux.
8 – une ample blouse de même étoffe et de même doublure dont les plis arrêtés devant et derrière matelassent la poitrine et le dos.
9 – une ceinture de cuir, disposée de manière à serrer plus ou moins le bas de la taille.
10 – une paire de gants fourrés intérieurement.
11 – une paire de gants fourrés extérieurement assez larges pour aller sur les autres, avec une épaisse fourrure en bracelet pour intercepter l’air.
12 – un boa.
13 – un bonnet juste en étoffe, pareille à la blouse, doublé de même et garni en fourrure noire, avec voile vert cousu sur le bord.
14 – un grand chapeau de paille de Chamonix doublé d’étoffe verte et garni de quatre attaches pour pouvoir le fixer solidement.
15 – un masque de velours noir.
16 – un grand bâton ferré.
17 – un tartan.
18 – une pelisse doublée de fourrure pour la nuit et les heures les plus froides de la journée.
Et un petit miroir, il faut bien emporter quelque chose de féminin.
Henriette d’Angeville, deuxième femme au sommet Mont-Blanc, 4 septembre 1838.

Jeanne Lacland, publié le 25 août 2010, pour la revue en ligne du Théâtre du Rond-Point, Ventscontraires.net

 

Toujours au-delà : le froid

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Mon nom est Claude-Achille de Bussy, mais au conservatoire, ils m’ont appelé Claude Debussy. Ce n’est pas tellement que je ne supporte pas les règles, les codes, les conventions. Je les traverse pour mieux m’en défaire, pour mieux les dépasser. Ce n’est pas tellement que j’entretiens mon image d’homme étrange. Ce sont mes pièces qui sont étranges, pas moi. Cela n’a même rien à voir avec mes pièces, c’est juste qu’il faut un petit temps pour s’habituer à l’étrangeté. J’aime aussi les mots mystère, intériorité, lointain et parfois même incompréhension. Les mots s’arrêtent trop vite, même s’ils sont bien plus nombreux que les quelques notes dont je dispose pour écrire un opéra. J’aimerais bien écrire un opéra. Comment faire ? Je ne sais pas encore, je vais voir.
Il n’y a aucun concept dans mon écriture, je n’ai que faire des questions intellectuelles, je ne cherche que l’immédiateté d’une sensation pour qu’elle s’évapore seule, apaisée, reposée. Je m’appuie sur un ensemble de régulations intimes, denses qui me permettent d’aller plus loin, vers d’autres strates musicales. Je cherche, je me heurte, j’écris, je réécris, je m’arrête et je repars ailleurs, parfois, je ne fais rien, j’attends. Je sais que mes désirs ont des routes longues et tenaces et des chemins qui s’explorent à mon insu.
Un jour, je tombe sur Pelléas et Mélisande, écrit par Maeterlinck. Est-ce parce que les personnages sont dans un pur état de folie ? Est-ce parce que Maeterlinck me donne toute latitude pour maltraiter son texte ? Je vais écrire un opéra.
Des années, des années durant, je coupe, je taille, je relègue le texte, je mets en avant la musique, ou l’inverse. Pendant dix ans, je cherche, je me heurte, j’écris, je réécris, je doute. Je ne doute plus. Je me défais, je me répands, je saisis, j’apaise, j’apaise encore. J’invente le silence, du silence, le mien. Mélisande meurt, j’ai fini, j’ai écrit un opéra.

GOLAUD. Quel âge avez-vous ?
MELISANDE. Je commence à avoir froid.

Pelléas et Mélisande, I, 1.

Jeanne Lacland, publié le 12 aout 2010, pour la revue en ligne du Théâtre du Rond-Point, Ventscontraires.net