» Les rivières sont obstruées maintenant d’un salmigondis d’ordures et de pourritures. La route de la mer et de l’ailleurs est barré dans nos esprits. Si vous ne débouchez pas les rivières, comment voulez-vous connaître la rumeur au loin ? Vous méconnaissez le Tout-monde. Il faut quelqu’un pour rabouter ensemble les morceaux éparpillés de tant d’histoires qui apparemment décarquillent alentour sans aucun pariage entre elles, et pour rassembler dans un bord de mare combien de paysages qui se touchent dans l’étendue du ciel où ils projettent. Quelqu’un pour désencombrer les rivières et pour courir cette étendue du monde. Un poète, une poétesse aussi, à tout va, déparleurs en inspiré, qui ne se croient pas mission ni vocation.
Les pacotilleuses comprennent ce que je dis là. Vous ne connaissez pas les pacotilleuses. Elles désobstruent les embouchures des Eaux, pour occuper les trottoirs avec ce limon qu’elles ont fouillé. Femmes de Haïti, de Guadeloupe ou de Martinique, elles rappellent les matrones qui dans les villes d’Afrique détiennent le pouvoir du quotidien, celui du marché tout bouillant et de l’influence sagement assise. Elles n’ont que le loisir de dériver.
Elles vont d’île en île, comme les Arawaks ou les Caraïbes du temps longtemps, mais évidemment, elles sont plus bougeantes, charroyant d’énormes monceaux de marchandises qui leur tressent une parure sur les trottoirs de Foyal ou de la Pointe, et voyez, c’est tout comme les capharnaüms de Barbés à Paris ou de Harlem à New-York.
Que font les pacotilleuses ? Elles tissent la Caraïbe les Amériques, elles encombrent les avions de cette pagaille de cartons et de paquets, elles résistent au mépris des hôtesses de l’air, le plus souvent (du moins sur les lignes en partance de Martinique ou de Guadeloupe) filles de békés, coincées de devoir travailler là et que ne supportent pas d’avoir à s’occuper de ces grosses commères noires à la voix claquante et au débit si assuré, lesquelles réclament d’autant plus fort qu’elles ont fait enregistrer combien de dizaines de kilos en surcharge.
Elles relient la vie à la vie, par-delà ce que vous voyez, les radios portables de Miami et les peintures à la chaîne de Port-au-Prince, les couis ornés de San Juan et les colliers rastas de Kingston, elles transportent l’air et les commérages, le manger comme les préjugés, le beau soleil et les cyclones ; mais elles ne se croient pas mission. Elles sont la Relation.
Disons, ce sera pour me vanter, que je suis le pacotilleur de toutes ces histoires réassemblées. »
Tout monde, Édouard Glissant